Tournai face au Téméraire
Au XVe siècle, Tournai occupe une position singulière : enclave française au cœur des Pays-Bas bourguignons, elle reste fidèle au roi de France tout en tentant de maintenir des relations cordiales avec ses puissants voisins. Cette politique d'équilibre va se heurter à l'ambition d'un homme : Charles le Téméraire, le dernier duc de Bourgogne.
Une enclave française en terre bourguignonne
Depuis le XIIe siècle, Tournai jouit d'une autonomie remarquable. Vassale directe du roi de France, elle forme ce que l'on a pu appeler une « république communale », s'administrant librement tout en restant loyale à la couronne française. Cette fidélité ne s'est jamais démentie, même aux heures les plus sombres de la guerre de Cent Ans, quand le royaume semblait sur le point de disparaître.
La situation géographique de la ville n'a rien de confortable. Tournai est entourée de toutes parts par les possessions bourguignonnes : le Hainaut au sud et à l'est, la Flandre au nord. Si la ville relève directement du roi de France, le Tournaisis environnant dépend du comte de Flandre. Dans les faits, tout le commerce tournaisien transite par les terres du duc de Bourgogne. Les marchands de la ville doivent ménager ce voisin encombrant, tout en affirmant leur appartenance française.

Lorsque Jeanne d'Arc libère Orléans en 1429, elle adresse aux Tournaisiens une lettre restée célèbre, les qualifiant de « Gentils loiaux Franchois » et les invitant au sacre de Charles VII à Reims. Une délégation tournaisienne assiste effectivement à la cérémonie – témoignage éclatant de l'attachement de la ville au royaume de France. Les Tournaisiens n'ont pas oublié : en ces temps où le « roi de Bourges » semblait condamné, ils ont choisi le bon camp.
Après le traité d'Arras (1435), qui réconcilie Philippe le Bon avec Charles VII, Tournai entre dans une période plus apaisée. La paix favorise les affaires. Les ateliers de tapisserie tournaisiens rivalisent avec ceux d'Arras et de Bruxelles. Les peintres de la ville – Robert Campin, le « Maître de Flémalle », et son élève Rogier van der Weyden – exportent leurs œuvres dans tout l'Occident. La cour de Bourgogne elle-même est cliente : Philippe le Bon commande des tableaux, des tentures, des orfèvreries. L'argent bourguignon coule dans les caisses tournaisiennes. On s'accommode fort bien de cette cohabitation.
1463 : le coup de main avorté
L'équilibre se fissure en 1463. Le comte de Charolais – le futur Charles le Téméraire – tente un coup de main sur Tournai. L'opération échoue. Les sources restent discrètes sur les circonstances exactes de cette tentative : s'agissait-il d'une escalade nocturne, d'une ruse pour s'emparer d'une porte ? Nous l'ignorons. Mais l'affaire marque le début d'une hostilité durable entre le prince bourguignon et la ville.
Charles n'est pas homme à oublier un affront. À trente ans, le comte de Charolais est déjà le véritable maître des Pays-Bas – son père Philippe le Bon, vieillissant, lui a abandonné l'essentiel du pouvoir. Contrairement à son père, diplomate retors et patient, Charles croit à la force. Il rêve d'un royaume de Bourgogne qui s'étendrait de la mer du Nord aux Alpes, et supporte mal qu'une petite ville lui résiste.
La même année, Louis XI rachète au duc Philippe le Bon les « villes de la Somme » – Amiens, Péronne, Abbeville – que le traité d'Arras avait cédées à la Bourgogne moyennant 400 000 écus d'or. Charles, furieux de cette transaction, ne pardonnera jamais à son père d'avoir accepté. L'affrontement avec le roi de France devient pour lui une obsession. Les Tournaisiens, sujets de ce roi honni, en subiront les conséquences.
Les moqueries tournaisiennes
Les Tournaisiens ne restent pas passifs face aux prétentions bourguignonnes. Selon Paul Rolland, historien de la ville, ils se distinguent par leur « caractère frondeur » et leur « esprit moqueur ». Ce tempérament va s'exprimer de manière éclatante : ils s'en prennent au duc Charles par le biais de farces théâtrales et de chansons satiriques.
Les textes de ces moqueries ne nous sont malheureusement pas parvenus. On aimerait connaître les couplets que l'on chantait dans les tavernes de la Grand-Place, les dialogues des farces jouées sur les tréteaux lors des fêtes communales. Mais leur existence est attestée par les chroniqueurs, et surtout par la rancune tenace qu'elles ont suscitée chez le duc.
Les cibles ne manquaient pas. Le Téméraire accumule les échecs militaires retentissants. Le siège de Neuss (1474-1475) le retient près d'un an devant une modeste ville rhénane, sans parvenir à la prendre. L'empereur Frédéric III finit par le contraindre à lever le camp – humiliation suprême pour un prince qui se rêvait roi. On imagine sans peine les Tournaisiens se gaussant de ce « téméraire » incapable de venir à bout d'une bourgade allemande.

Ces provocations ne sont pas anodines. Dans les Pays-Bas du XVe siècle, le théâtre de rue et la chanson populaire constituent des armes politiques redoutables. Les « chambres de rhétorique » – ces confréries littéraires qui fleurissent dans chaque ville flamande et brabançonne – excellent dans l'art de la satire. Leurs spectacles, joués lors des fêtes patronales ou des entrées princières, peuvent célébrer le pouvoir comme le ridiculiser. Les autorités le savent bien, qui tantôt subventionnent ces compagnies, tantôt les censurent.
En brocardant le duc, les Tournaisiens affirment leur appartenance au royaume de France et leur refus de l'emprise bourguignonne. Ils savent que Charles ne peut guère les atteindre : la ville est trop bien fortifiée, trop éloignée de ses bases, et surtout protégée par le roi de France. Cette impunité relative leur permet une audace que d'autres cités paieront au prix fort.
Car Charles sait être terrible. Dinant, accusée d'avoir pendu un mannequin à son effigie en le criblant de flèches, est rasée en 1466 : ses habitants sont massacrés ou noyés dans la Meuse, ses maisons incendiées, ses murailles démantelées. Liège, coupable de rébellion, subit le même sort en 1468 : la ville est livrée au pillage pendant sept semaines, ses privilèges abolis, sa fierté brisée. Les Tournaisiens connaissent ces exemples. S'ils persistent à railler le duc, c'est qu'ils se savent – pour l'instant – hors de portée.
1477 : la chute du duc et l'occupation française
Le 5 janvier 1477, tout bascule. Charles le Téméraire trouve la mort devant Nancy, vaincu par les troupes lorraines et suisses du duc René II. La bataille tourne au désastre : l'armée bourguignonne, engluée dans la neige et harcelée par les piquiers suisses, est taillée en pièces. Le duc lui-même disparaît dans la mêlée.
Son corps n'est retrouvé que deux jours plus tard, au bord d'un étang glacé. Le crâne fendu d'un coup de hallebarde, le visage à demi dévoré par les loups, il est à peine reconnaissable. Son médecin l'identifie grâce à la longueur de ses ongles – qu'il avait laissés pousser depuis la défaite de Morat – et à une ancienne cicatrice reçue à Montlhéry. Ainsi finit le dernier duc de Bourgogne, dans la boue d'un champ de bataille lorrain.
La nouvelle déclenche une course à l'héritage. Marie de Bourgogne, fille unique du duc défunt, se retrouve à dix-neuf ans à la tête d'un État menacé de toutes parts. Louis XI, qui guettait cette occasion depuis des années, lance ses armées à la conquête des terres bourguignonnes. L'Artois, la Picardie, le duché de Bourgogne tombent en quelques semaines.
Marie tente de négocier avec les Tournaisiens pour obtenir leur neutralité. Mais Olivier Le Daim, le barbier devenu conseiller intime de Louis XI, est plus rapide. Par ruse – les chroniques parlent d'une fausse ambassade –, il introduit des troupes françaises dans la ville. Tournai se trouve entraînée dans la guerre de Succession de Bourgogne sans l'avoir vraiment souhaité. La garnison royale s'installe ; les Tournaisiens doivent loger et nourrir les soldats.

La riposte bourguignonne ne se fait pas attendre. Adolphe de Gueldre, aventurier au service de Marie, vient mettre le siège devant Tournai. Mais les murailles tiennent bon, et c'est Adolphe qui trouve la mort dans les combats – tué, dit-on, en tentant un assaut téméraire. Le siège est levé.
Louis XI visite Tournai en 1478, après le siège de Condé auquel un contingent tournaisien a participé. Le roi, satisfait de la fidélité de la ville, lui octroie quelques privilèges supplémentaires. Mais ces faveurs ne compensent pas les dégâts de la guerre : le commerce est paralysé, les campagnes environnantes ravagées, les finances municipales épuisées par l'entretien de la garnison.
Peu après, les troupes françaises évacuent Tournai. La ville reprend sa politique de neutralité prudente, mais le paysage géopolitique a changé. Marie de Bourgogne a épousé Maximilien de Habsbourg, archiduc d'Autriche et futur empereur. Les Pays-Bas passent dans l'orbite des Habsbourg – ils y resteront pour trois siècles. Tournai, plus que jamais, se retrouve isolée.
Un épisode emblématique
L'affrontement entre Tournai et Charles le Téméraire illustre les tensions qui traversent les Pays-Bas à la fin du Moyen Âge. Face à un pouvoir princier de plus en plus centralisateur, les villes défendent âprement leurs libertés communales. Tournai, forte de son statut particulier de ville française, peut se permettre une résistance que d'autres cités paieront plus cher. Mais cette résistance a un prix : l'isolement économique, la méfiance des voisins, la précarité d'une enclave cernée de toutes parts.
La culture satirique tournaisienne témoigne aussi de la vitalité intellectuelle de la ville. Ces moqueries, dont nous avons perdu le texte mais conservé le souvenir, participent d'une tradition qui perdurera. Au XVIe siècle, Tournai sera l'un des foyers de la contestation religieuse aux Pays-Bas : les idées de Luther, puis de Calvin, y trouveront un terrain fertile. Ce n'est peut-être pas un hasard si cette ville frondeuse, habituée à défier les puissants, accueillera avec faveur les doctrines nouvelles.
Enfin, cet épisode rappelle combien l'histoire de Tournai est indissociable de celle de la France. Pendant plus de trois siècles, de Philippe Auguste à Henri VIII, la ville reste un avant-poste du royaume au cœur des terres bourguignonnes puis habsbourgeoises. Cette fidélité, mise à l'épreuve sous le règne de Charles le Téméraire, ne faiblira pas. Il faudra attendre 1521 pour que Tournai, assiégée par les troupes de Charles Quint, passe définitivement sous domination impériale – mais ceci est une autre histoire.
À approfondir
Plusieurs aspects de cet épisode mériteraient des recherches complémentaires dans les archives. Le contenu exact des chansons et farces anti-bourguignonnes reste à découvrir : peut-être dort-il dans quelque registre de la ville, quelque chronique oubliée. Les circonstances précises du coup de main de 1463 demeurent obscures. Les éventuelles représailles exercées par Charles le Téméraire contre des Tournaisiens – marchands arrêtés, biens confisqués – attendent leur historien.
Pour aller plus loin
Sur l'histoire de Tournai
- ROLLAND, Paul, Histoire de Tournai, Tournai, Casterman, 1956-1957. — L'ouvrage de référence, indispensable pour comprendre la ville à l'époque bourguignonne.
- GACHARD, Louis-Prosper, « Extraits des registres des consaux de Tournai (1472-1490) », Bulletin de la Commission royale d'histoire, 1re série, t. 11, 1846, p. 327-473. — Transcription de documents d'archives couvrant la période troublée de 1477.
Sur Charles le Téméraire et la Bourgogne
- SANTAMARIA, Jean-Baptiste, La Mort de Charles le Téméraire, Paris, Gallimard, 2021. — Récit vivant des derniers mois du duc et de la bataille de Nancy.
- SCHNERB, Bertrand, Philippe le Bon. Le duc de Bourgogne qui ne voulut pas être roi, Paris, Tallandier, 2024. — Pour comprendre le père, et donc le fils.
Sur la guerre de Succession
- SABLON DU CORAIL, Amable, Aspects militaires de la guerre pour la succession de Bourgogne (1477-1482), thèse de l'École nationale des chartes, 2001. — Analyse détaillée des opérations militaires, dont le siège de Tournai.
Source primaire à explorer
- NICOLAY, Jean, Kalendrier des guerres de Tournay (1477-1478), manuscrit conservé aux Archives de la ville de Tournai. — Chronique au jour le jour, non éditée, qui attend son historien.
En ligne
- tornax.be — Assistant conversationnel dédié à l'histoire de Tournai. Posez vos questions, explorez les sources, approfondissez vos recherches.